J'ai lu cela quelque part (oui, j'aime bien citer mes sources avec précision). J'ai lu, donc, qu'avant la Révolution, l'une des doléances récurrentes consignées dans les cahiers du même nom, était l'harmonisation des poids et des mesures. Deux siècles plus tard, les poids et mesures, comment vous dire, à l'Amap, cela fait causer. Enfin, cela vous fait causer. Moi, ça va, ça ne m'angoisse pas. Sur ce sujet, pas de jaloux, cela jase à Gonneville autant qu'à Mamy Blü. Un peu moins à Rouelles parce qu'ils sont moins nombreux.
_ Clément, elle a un problème ta balance !
_ Comment ça elle a un problème ? Elle n'a jamais de problème ma balance !
Enfin... là un peu, effectivement.
_ Elle clignote de partout. Elle pèse en once, Elle ne s'allume pas. Elle ne s'éteint pas.
_ Woh, woh, on se calme, tout va bien se passer !
J'ai beau essayer d'arrondir les angles, de vous rassurer, je vois bien dans vos yeux cette lueur d'inquiétude, voir d'angoisse pour certains, disons de sentiment d'insécurité. Je pense que je vais devoir prendre une décision. Ce matin Pierrick, le moins handicapé du e-commerce de mon équipe, s'est renseigné. Il en a trouvé des neuves à prix abordables. Je vais peut-être renouveler mon parc.
Dans mon « balancier », j'ai un peu tous les modèles. Commes les Daltons. La plus petite, la dernière arrivée est une balance de cuisine. Compacte, esthétique épurée, gris anthracite. Elle a ses partisans. Maniable, se range facilement. Elle a ses détracteurs aussi et ses pannes chroniques. Je propose une formation courte pour que l'utilisateur soit autonome sur son poste et en mesure de surmonter ces menus obstacles.
Pour la grande, la doyenne, l'ancêtre disent les moqueurs, ce ne sont pas les pannes qu'il vous faut surmonter, c'est votre appréhension. Elle ne tombe JAMAIS en panne. Elle est mécanique. Au pire, elle se grippe. Elle se dégrippe donc. Son soucis, c'est qu'elle a la tremblote et ce n'est pas lié qu'à son âge. Le plateau du dessus tressaute dès qu'on le touche. L'aiguille sur le cadran aussi. Elle a parfois du mal à s'aligner sur le zéro. On la croirait instable, peureuse. Oh que non ! C'est la sagesse incarnée. Placide, inébranlable, inaltérable, elle retombe toujours sur ses pattes, à plus ou moins cinquante grammes près. Ces cinquante grammes qui font son charme. Ces cinquante grammes qui vous angoissent. Elle était là avant moi. Elle était là du temps de Mathilde. L'autocollant du vendeur « Mangin » atteste de son âge, le numéro de téléphone commence par « 35 ». Elle a probablement connu le temps d'avant le Minitel. Du haut du sommet de son plateau, plusieurs décennies vous regardent. Alors les cinquante grammes...
Entre les deux extrêmes, j'ai des balances classiques. Classiques, mais fatiguées. Soit ce sont les cales en caoutchouc qui se font la malle. Jaco a essayé de les remplacer pas des bouchons de liège, mais elle claudique toujours. L'autre a le cœur qui flanche. La batterie a laché et essaie d'emporter l'appareil en entier dans sa chute.
Des fois, il faut se laisser aller. Pierrick s'est débrouillé sans. L'idée est simple. On connaît le poids d'une caisse de pommes de terre, on divise la caisse en parts égales et normalement, approximativement du moins, on retombe sur nos pattes. C'est une petite révolution à faire. La pionnière des Amap à Aubagne raisonne en part de récolte. Je prends une planche de cinquante mètres d'épinards destinée à fournir cent paniers, je cueille, je remplis mes caisses, je compte les caisses et je divise par cent. En général, cela fait dix parts dans une grande caisse rouge. C'est sûr que ce ne sera pas une égalité parfaite, mais, comme je le dis souvent à mes enfants au moment de partager les frites, la vie est injuste.
Je comprends que nous ne soyons pas prêts pour cette petite révolution. Déjà que pour la grande, nous sommes moyennement prêts.
D'ici là et pour plus de sérénité, je vais investir, promis.